Un événement donné peut être considéré comme passant directement et irréversiblement de l’une de ces catégories à une autre. Certains passages sont permis, d’autres sont prohibés. Ceux qui sont permis sont ceux qui vont : 

i)                    de  a   (événement effectif présent)   à   d (événement effectif passé) ;

ii)                  de  b   (événement potentiel futur)   à   a (événement effectif présent) ;

iii)                de  b   (événement potentiel futur)   à   e (événement potentiel passé) ;

           Tous les passages qui sont les inverses de ces passages sont prohibés ; en outre, le passage suivant est prohibé :                                                                                                                                                      

                                   de  b   (événement potentiel futur)   à   d (événement effectif passé). 

de même que :

                                   de   a, b, d ou e    à    c (événement du trajet passé).  

Il ne peut, en effet, y avoir d’événements potentiels futurs qui passent directement à la catégorie des événements passés (effectifs), donc sans passer au préalable par la catégorie de l’événement présent. En outre, les événements du trajet passé étant non effectifs, ils ne peuvent être atteints d’aucune manière à partir d’un quelconque événement effectif du graphe.

           Un cas spécial est le passage iv)   de b (événement potentiel futur) à  c  (événement du trajet passé).

Ce cas ne se présente que dans la mécanique quantique telle qu’elle est interprétée de façon orthodoxe. C’est illustré par exemple par le fameux paradoxe lancé par Schrödinger. Il s’agit d’un chat dans une boîte opaque qui se trouve initialement dans une superposition des deux états quantiques « chat mort » et « chat vivant ». L’un de ces deux états, disons l’état « chat vivant », est ensuite effectivement observé. Le passage i) correspond à ce processus : de l’état potentiel « chat vivant » (événement potentiel futur)   à l’état effectif « chat vivant » (événement effectif présent). Par contre, le passage de l’état potentiel « chat mort » à l’état potentiel passé « chat mort » correspond à iv). Ce paradoxe sera décrit de façon plus détaillée à la section 3.7.1.                                                                                                                                                      

           Ces catégories sont utilisées implicitement par toutes les disciplines scientifiques et toutes les recherches en général. En fait, le graphe du potentiel apparaît comme une façon de relier entre eux tous les domaines de recherche, tout en les appuyant sur certains des principes les plus fondamentaux des sciences de la nature.  

           Toutes les interprétations existantes de la mécanique quantique utilisent de fait l’un ou l’autre des différents passages permis, mais en les assortissant de certaines contraintes. Ainsi l’interprétation orthodoxe considère qu’un événement futur prend la forme d’une observation présente qui devient ensuite une observation passée, ce qui correspond aux passages de type ii et i successivement, et de plusieurs événements futurs qui deviennent des événements potentiels passés, ce qui correspond au passage de type iv

           Par exemple, John von Neumann et Eugen Wigner, considèrent qu’un événement de conscience (individuelle) potentiel futur devient présent puis qu’il devient un événement passé de conscience. Il s’agit donc du double passage de type ii et i. Ils considèrent par ailleurs que tous les événements futurs restants se transforment conformément au passage de type iv

            Chez Everett, tout événement passé, présent ou futur est déclaré « réel » (« actual »). On ne peut cependant traduire cela comme des événements effectifs au sens phénoménologique, puisque ceux-ci sont en fait uniques, alors que ceux dont Everett parle sont multiples. Aucun des trois types de passage n’a alors de pertinence. Le modèle d’Everett est purement physico-mathématique. Les catégories physico-cognitives ne sont pas pertinentes, ce qui pose alors un problème d’incohérence entre la description du réel et la recherche réelle. 

            Les catégories physico-cognitives peuvent servir à distinguer, parmi les interprétations possibles, celles qui permettent d’établir l’unicité de la réalité empirique. En effet, seul l’état présent y est considéré comme de facto présent et effectif. Tous les autres états qui auraient pu être présents, à ce point du temps écoulé, sont écartés par l’application du principe physico-cognitif de réduction du potentiel. En fait, ce type de principe, qui n’est pas mathématique, semble nécessaire pour assurer l’unicité de la réalité empirique. On peut remarquer à cet égard que les théories classiques, comme la mécanique newtonienne ou la théorie de la relativité, n’ayant pas l’équivalent d’un principe physico-cognitif, se trouvent à avoir laissé dans l’ombre le problème ainsi posé1

            Comme signalé plus haut, les catégories physico-cognitives correspondent à des significations implicites dans le langage courant ou dans le langage utilisé par les physiciens ou d’autres scientifiques. Il est nécessaire de définir et clarifier ces catégories afin de solutionner certains problèmes. Ainsi nous pourrons les appliquer utilement à l’éclaircissement de plusieurs cas comme, en mécanique quantique, le paradoxe du chat de Schrödinger ou de l’ami de Wigner et, dans les sciences cognitives, les paradoxes liés à la conscience.

  Les connotations du mot observation dans les sciences 

            Le mot observation s’entend souvent dans les sciences au sens d’une action effective. Considérons le cas de la mécanique quantique, en particulier. L’usage du mot observation y implique une réduction du potentiel réel, alors appelée réduction du vecteur d’état. Et lorsqu’on y décrit l’état d’un système physique, cette description est entendue au sens d’un potentiel lorsqu’il s’agit de prévoir le résultat d’un processus dans lequel ce système est appliqué. Le système peut se retrouver dans tel ou tel état. Si, par contre, on se sert d’un système physique plutôt que d’en faire l’étude, par exemple un télescope afin de décrire une galaxie, on comprend généralement qu’il s’agit d’un usage effectif du système. Celui-ci transmet effectivement telle ou telle donnée. D’ordinaire le langage courant ne rend pas explicite la différence entre ce qui est seulement potentiel et ce qui est effectif. 

  L’observation dans le cas du « chat de Schrödinger »

            Considérons, par exemple, le fameux « chat de Schrödinger ». Il s’agit dans un premier temps d’un chat qui se trouve dans une boîte fermée qu’on s’apprête à ouvrir, il est envisagé comme un potentiel réel. Plus précisément, on envisage implicitement un graphe du potentiel réel du chat. Cependant, si on est en train d’observer le chat, il s’agit d’une action effective et, du coup, le chat lui-même est envisagé de façon effective. On l’envisage alors implicitement comme un état effectif du chat, ce qui correspond à l’un des sommets du graphe, celui qui marque l’endroit de la réduction effective. 

            Il n’y a rien dans le mot chat qui indique s’il est envisagé potentiellement ou effectivement. C’est la même chose, sans doute, pour tous les substantifs de la langue. Tant que l’on considère la situation de façon classique, il n’y a pas de conséquence à confondre ce qui est potentiel et ce qui est effectif. Toutefois, en mécanique quantique, cela fait une grande différence. Dans l’expérience imaginée par Schrödinger, le chat qui se trouve dans une superposition d’états quantiques est un chat potentiel et le chat qu’on est en train d’observer est dans un état effectif.                       

                        

La figure 3.5 montre deux états successifs du chat de Schrödinger. La première partie de la figure décrit l’état initial du chat. Cet état consiste en une superposition des deux états potentiels « A » et « B » du chat. Le deuxième encadré en décrit l’état final B, d’après l’un des deux scénarios réellement possibles.                        

  Et le cas de l’ « ami de Wigner » 

            De même, ce qu’on appelle « l’ami de Wigner » est en quelque sorte un système physique qu’on peut en même temps considérer comme un observateur2. Cet « ami » est potentiel s’il est envisagé comme un système quantique sur lequel on fait une expérience, et il est effectif s’il est envisagé comme un observateur. En fait l’observation, l’observateur ou le système observé peuvent tous être considérés comme potentiels aussi bien qu’effectifs. Et il en va de même pour tout système physique réel, il peut être envisagé comme potentiel ou comme effectif. Tout événement ou système réel peut être envisagé du point de vue physico-mathématique ou du point de vue physico-cognitif. Cela découle naturellement du principe de cohérence, selon lequel la science soit pouvoir se décrire elle-même comme quelque chose de réel qui est inclus dans un Univers réel. De même, de façon cohérente, le chercheur doit pouvoir se décrire comme étant réel. 

            On pourrait croire, à première vue, que cette distinction n’est pas nouvelle3. Pourtant elle est sans précédent dans la mesure où le concept de potentiel réel est lui-même tout nouveau en tant qu’expression d’une modalité réelle et que le concept d’effectivité réductionnelle se comprend par opposition au concept de potentiel réel. Ces deux concepts ont été présentés dans le cadre de notre approche, qui repose sur d’autres concepts ou principes. Ainsi, le concept de déterminisme en droit, de même que le principe de cohérence, ont permis d’arriver ensuite à la définition du potentiel réel et de l’effectivité réductionnelle. Toutefois, on pourrait définir et utiliser ces deux derniers concepts sans les référer nécessairement à l’approche d’ensemble de cet ouvrage. 

            Revenons à nos deux paradoxes. La distinction qui est faite entre le potentiel et l’effectif est une distinction entre deux modalités de la réalité et non, par exemple, simplement entre « deux aspects » au sens de « deux facettes » différentes, d’une même chose. Ainsi, l’onde et la particule, en mécanique quantique, ne sont pas deux aspects d’un quanton (ou d’un corpusconde), mais les deux modalités de la réalité élémentaire de l’Univers. L’onde décrit indéniablement une réalité potentielle, au sens du potentiel qui prend en droit l’aspect d’un graphe en arbre, alors que la particule est manifestement la réalité effective, c’est-à-dire ce qu’on observe effectivement. C’est d’ailleurs pourquoi on désigne cette onde comme une onde de probabilité, cette expression étant comprise comme une distribution de probabilités potentielles, et c’est aussi pourquoi ce qu’on appelle particule est en fait le point qu’on observe effectivement sur un écran. Ces deux modalités distinctes, le potentiel et l’effectif, s’expriment bien dans un même langage, et non, comme on l’affirmé parfois, « deux langages », celui de la particule et celui de l’onde4

3.6.2 Une phénoménologie 

            Conformément au principe de cohérence, on pose ici l’existence effective d’un espace et d’un temps fondamentaux, qui sont l’espace dans lequel se déploie la recherche et le temps au cours duquel elle s’effectue. Tous les espaces mathématiques sont des objets particuliers qui nous apparaissent comme des sous-produits du développement du potentiel réel humain de pensée dans cet espace global. L’espace-temps de notre science physique est lui-même une conception qui a dû être élaborée à partir d’une recherche. Celle-ci pourrait, dans l’avenir, produire les conceptions d’autres types de structures. C’est pourquoi, par exemple, le temps interprété comme une simple dimension d’un espace-temps ne peut équivaloir au temps réel de la recherche5. Si celui-ci devait être réellement compris de la sorte, l’idée même de la recherche perdrait la signification cohérente que nous tentons ici de lui procurer. On n’a encore jamais mathématisé ou formalisé de façon scientifique l’espace fondamental comme tel, mais des tentatives ont été faites avec plus ou moins de succès en ce qui concerne le temps fondamental6.

1 Roland Omnès déclare que l’unicité de la réalité empirique « doit être ajoutée, comme un axiome de plus que les principes purement théoriques » parce que l’existence de la réalité, « ou du moins son unicité, ne résulte jamais de la théorie, quelle que soit celle-ci », et c’est vrai « même en mécanique classique “ordinaire” » ; l’interprétation cohérente de la mécanique quantique, explique Omnès, « n’apporte rien qui ressemblerait de près ou de loin à un mécanisme produisant une réalité unique ». Il remarque, par ailleurs, que Newton se trouve à l’avoir fait en posant « l’existence de l’espace absolu ». Cf. Roland Omnès, Comprendre la mécanique quantique, EDP Sciences, 2000, p. 221. On peut en conclure que rien, en mathématique, ne semble capable d’impliquer l’unicité du réel. En d’autres termes, on peut se baser sur les arguments avancés ici par Omnès pour conclure qu’il faut ajouter un principe d’un type spécial aux principes ou lois qui sont physico-mathématiques afin de rendre compte de l’existence même d’une réalité. En ce sens, les catégories et le principe de réduction sont physico-cognitifs et, en même temps, physico-ontologiques. Omnès a par ailleurs raison d’affirmer que la mécanique quantique ne donne aucun « mécanisme produisant une réalité unique » puisque le principe de réduction n’est pas comme tel un mécanisme. 1

2 Nous reviendrons plus longuement sur le paradoxe de Wigner à la section 3.7.2. 2

3 Par exemple, Bas van Fraassen a tenté de solutionner le problème de la mesure en mécanique quantique en précisant le sens du terme « état ». Selon cet auteur, il faut distinguer entre un « état dynamique » et un « état de valeur » (au sens de la valeur d’une observable). Cependant cette distinction ne permet pas de lever la difficulté parce que rien n’indique que la « valeur » est prise en un sens effectif; il peut aussi bien s’agir d’une valeur potentielle, soit l’une de celles qu’on peut réellement obtenir, que d’une valeur effective, soit celle qu’on est en train de lire sur un instrument de mesure, ou que l’on a effectivement obtenue ainsi. Cette remarque pourrait être généralisée à toutes les approches semblables sur ce point à celle de van Fraassen. (cf. Bas van Fraassen, Quantum Mechanics : An Empiricist View, Oxford University Press, New York, 1991). 3

4 C’est ainsi par exemple que Roland Omnès les décrit dans son livre Comprendre la mécanique quantique, Paris, EDP Sciences, 2000, p. 57. 4

5 Roger Penrose exprime une idée semblable lorsqu’il écrit que « la perception du temps » a pour « caractéristique » « l’écoulement du temps », ce qui, selon lui, contredit la relativité générale ; en effet, comme il le remarque plaisamment, l’espace ne « s’écoule » pas ! En fait, conclut-il là-dessus, c’est le phénomène de la conscience et la façon dont la réalité nous apparaît qui nous obligent à penser en termes d’ « écoulement » temporel (Roger Penrose, Les ombres de l’esprit, À la recherche d’une science de la conscience (Shadows of the Mind. A Search for the Missing Science of Consciousness, Oxford University Press, 1994; traduction de Christian Jeanmongin), Paris, InterÉditions, 1994, p. 372-373). 5

6 Par exemple, certains chercheurs, ont tenté de décrire de façon mathématique l’effectuation des démonstrations mathématiques par un sujet (par exemple, L.E.J. Brouwer). 6